Dans ce billet, Marie-Soleil vous partage ses coups de cœur, apprentissages et réflexions suite à sa participation au 4e colloque du CRITS sur les savoirs engagés dans la transformation sociale. Au travers son partage, elle vous invite à découvrir l’écriture queer, l’épistémologie onirique, la justice épistémologique, l’apprentissage transformateur et bien plus!
Et s’il fallait passer de communauté d’expert·es à des communautés expertes?
Déjà quand j’ai vu l’appel à textes pour ce colloque, j’avais hâte d’y assister! Le colloque avait pour objectif de réfléchir aux savoirs engagés au travers 4 axes de réflexion:
- la construction et partage des savoirs
- le défis et enjeux méthodologiques
- les pédagogies et engagement avec la communauté
- les savoirs et pratiques de terrain
Organisé autour d’ une série d’ateliers de co-créations, de présentations et de moments informels, le colloque invitait les gens issus du milieu de la recherche, du terrain ou de la société civile à échanger, discuter et apprendre les uns des autres.
De prime abord, ce qui m’a marqué en arrivant, c’est l’esprit de convivialité, d’ouverture et de curiosité qui habitaient les participant·es. Loin du stéréotype du chercheur expert qui expose ses connaissances, j’ai plutôt assisté à la rencontre d’humains qui cherchent à réinventer la recherche pour dépasser les rapports de pouvoir entre le milieu de la recherche et les communautés.
On sentait le profond désir d’apprendre à produire des savoirs, avec, par et pour les communautés… À créer des communautés expertes plutôt que des communauté d’expert·es. Et pour moi, ce renversement de posture fait beaucoup de sens avec Projet collectif qui aspire à outiller et à accompagner les communautés de pratiques pour qu’elles puissent par elles-mêmes produire, documenter et partager leur propres savoirs et connaissances.
Bien que je n’ai pas pu participer à toutes les activités, je vous partage ici, quelques-unes des présentations qui m’ont le plus touchées.
Atelier d’écritures queer et féministes
« Life is too short to condemn others to boring writing » – Sinclair et Ladkin (2019)¹
C’est sur cette citation que Maryse Tremblay débute son atelier d’écriture queer féministe. D’entrée de jeux, elle nous avoue trouver pénible de lire des articles « chiantifiques »! Elle nous explique que la découverte de l’écriture queer lui a ouvert tout un univers de possibilités pour dépasser le phallagocentrisme de l’écriture scientifique :
Ce type d’écriture est dite phallique car elle est : «forceful, spare, muscular» . Elle vise à créer une «auto-institution à partir d’une parole (…) autoritaire et rationnelle – à la manière d’une chose qui se présente comme «moi, la vérité, je parle».
Elle nous présente diverses stratégies pour se réapproprier une écriture académique plus féminine, plus « vulvocentrée » :
- féminiser le texte;
- inventer de nouveaux mots, un nouveau langage (ex.: chercheureuse);
- écrire poétiquement;
- écrire au « je »;
- mettre un pièce d’art (illustration, poème, haïku, …) au centre de la page et la théorie dans les marges;
- adopter une écriture dynamique et ouverte (parler du phénomène, mais laisser l’interprétation aux lecteur·trices; elle dit rêver d’écrire une thèse-dont-vous-êtes-le-héro ;
- affirmer clairement son standpoint pour indiquer de quelle perspective on parle.
On ne peut pas sortir un savoir de son contexte social, politique ou territorial. On n’est pas se détacher de son sujet, d’où l’importance du standpoint. – Maryse
Au travers un exercice de cadavre exquis et d’une série d’exercices de visualisation, de reconnexion au corps, de postures et de mouvements, elle nous apprend à reconnecter notre écriture à notre corps physique, à observer les réactions, les émotions que les idées que l’on porte éveillent en nous. Bref, à dépasser le cadre rigide de l’écriture et à y intégrer nos émotions, nos vulnérabilités, notre engagement et les élans qui nous habitent!
Étant une femme au doctorat, je me suis profondément reconnue dans les propos de Maryse: l’écriture scientifique m’impose une façon d’écrire qui est à mille lieu de ma personnalité, de qui je suis, des passions qui m’habitent. De pouvoir échanger sur les possibilités de queeriser l’écriture, de brouiller les limites et de se permettre de dépasser et de déranger, j’ai trouvé ça très libérateur!
Et je serais bien curieuse de réfléchir à la façon dont on pourrait queeriser Passerelles et Praxis:
- intégrer aux profils utilisateurs une section standpoint pour pouvoir rechercher des carnets selon des positions spécifiques (genre, classe sociale, région, culture, etc.) ;
- mettre les auteur·trices d’un carnet en ordre aléatoire ;
- créer un carnet sur l’écriture queer ;
- créer des carnets-dont-vous-êtes-l’héroïne et permettre plusieurs interprétations possibles d’un carnet.
Bref, c’est un atelier que j’ai adoré et que je conseille à toute personne désirant expérimenter l’écriture comme « espace de résistance aux régimes normatifs ». (Bourcier, 2001:207).
Si vous aimeriez assister à un atelier d’écriture queer, contactez Maryse Tremblay.
Pour aller plus loin :
- Écrire queer
- Queeriser l’écriture à travers le paratexte
- Écrire le qualitatif : écriture réflexive, écriture plurielle, écriture performance
- Queer zone: politique des identités sexuelles et des savoirs
- Queer methods and methodologies
- Undoing gender
L’épistémologie onirique
Engaging Oneiric Epistemologies: Repossessing The Unconscious Interior to Articulate Meaningful Motivation for Social Change.
– Karen Holmes
Comment accéder à notre inconscient de manière éthique pour collectivement amener du changement social? Pour Karen Holme, une piste de solution passe par le recours à une épistémologie onirique. Pour la chercheuse,
Une épistémologie basée sur la réalité onirique – le symbole de la vie, le rêve, le fantasme, les désirs cachés – permet de reprendre possession de son territoire intérieur.
Pour ce faire, Karen nous invite à considérer l’image onirique comme un pont entre notre conscient et notre subconscient. En se dotant d’espaces et de méthodes artistiques qui nous permettent d’accéder à notre «moi profond», de le mettre en mots, en images, en mouvement… cela permet de créer du matériel à partir duquel on peut bâtir d’autre formes de savoirs et de connaissances.
Dans le cadre de cet atelier, nous avons donc été amené à nous souvenir des éléments que nous avions croisé sur notre chemin pour nous rendre au colloque. Pour Karen, le fait que notre cerveau ait retenu ces éléments particuliers n’est pas anodin: parmi une infinité d’éléments, ce sont ceux-ci que notre subconscient a choisi de retenir.
C’est pourquoi elle nous invite à nommer ces éléments, à réfléchir à ce qu’ils évoquent en nous. Par la suite, nous sommes invités à faire un introspection pour formuler l’intention avec laquelle nous sommes venus au colloque. Puis, à partir de ces notes, nous sommes invités à rédiger un haïku – petit poème japonais. À retravailler notre haïku pour le mettre en mouvement (remplacer les noms par des verbes). À le connecter au monde du vivant (en y intégrant un élément vivant – plantes, animaux, etc.). Au travers ce processus, l’écriture du haïku devient alors un moyen d’exprimer nos désirs profonds dans un univers vivant, poétique et de relations.
Dans un atelier plus complet, nous aurions par la suite partagé en sous-groupe nos haïkus personnels, puis créé un haïku collectif. Nous l’aurions mis en image et aurions utilisé cette image onirique comme base pour lier notre groupe et incarner notre vision collective.
Issus du subconscient de chaque individu, l’image onirique devient alors la base d’une vision commune.
Pour Karen, l’intégration d’une telle approche pour co-construire une vision commune permet de recréer du lien entre les gens, avec le territoire habité et le territoire intérieur des individus.
La création d’une image onirique devient alors une façon de décoloniser nos processus de création collectifs.
Le soir, en revenant en train, je me suis mise à repenser à l’image et au proverbe dont la communauté Innu de Mashteuiatsh s’est doté pour représenter et se réapproprier la Journée de la vérité et de la réconciliation. Et l’expérimentation de cet atelier d’épistémologie onirique me permet aujourd’hui d’y voir une profondeur et une richesse qui m’étaient restées inaccessibles auparavant.
Un passé qui ne doit pas être oublié, un présent de réconciliation et un futur à bâtir! (lire la description du logo, c’est magnifique.)
Et si je réfléchi à quelques pistes de réflexion pour Projet collectif, bien je me dis que ça pourrait être un exercice intéressant à réaliser au sein même de Projet collectif. Que ce soit avec l’équipe interne, le CA ou les membres. Ou encore, peut-être qu’on pourrait intégrer cette pratique lors de la création d’une nouvelle communauté de pratique! Pour les communautés que ça intéresse, ça pourrait représenter une belle occasion d’apprendre à se connaître et à créer leur propre image onirique.
Pour aller plus loin :
- Oneiric narratives and the sharing of (extra)ordinary experiences (Anglais)
- Decolonizing Education: Nourishing Their Learning Spirits (Anglais)
- Writing in the oral tradition (Anglais)
La justice épistémique
La justice épistémique consiste à écouter et à considérer le savoir des gens qui vivent des injustices (en matière de santé, d’alimentation, d’économie, d’éducation, etc.) et à se fier à leur expérience vécue pour proposer des solutions adaptées à leurs besoins (merci à Catherine Martellini pour l’élégance de sa formulation !).
Dans cette perspective, «comment assurer la juste reconnaissance des citoyenNEs engagéEs et leurs savoirs dans les processus réflexifs et les actions collectives ? Quelles sont les implications de la sollicitation et la valorisation des savoirs dits citoyens dans les processus de coconstruction sur le travail des intervenantEs ?» C’est pour tenter de répondre à ces questions que Mathilde Manon et Grégoire Autin travaillent à la coconstruction d’une boussole de justice épistémique. Créée en collaboration avec des intervenantEs et citoyenNEs impliquées dans l’organisme nord-montréalais Paroles d’ExcluEs, cette boussole se veut un outils pour orienter l’action de l’organisme, reconnaître les savoirs et les paroles citoyenNes et mettre la lumière qui parle et qui entend.
Le développement et la mise en pratique de la boussole a permis à l’organisme d’intégrer beaucoup d’autocritique dans leur action. La boussole a notamment permis de mettre en évidence que s’il n’est pas possible d’atteindre une réelle justice épistémique, il est cependant possible de toujours tenter d’y parvenir.
En effet, la boussole ne vise pas à atteindre une égalité des savoirs, mais plutôt à ne pas fossiliser la hiérarchie des pouvoirs.
Utilisée sur une base régulière, la boussole pourrait s’avérer un outil d’évaluation efficace et un levier d’action utile pour éviter – ou du moins tempérer – la hiérarchisation des savoirs.
Bien évidemment, je me suis dit que ça serait vraiment super d’intégrer cette boussole dans Projet collectif!
Ça pourrait nous permettre d’évaluer les contenus créés sur Praxis et de mettre en lumière qui produit des savoirs et quels savoirs sont consultés. On pourrait ensuite utiliser cette réflexivité pour voir comment on peut mieux outiller ou accompagner les voix qui ne sont pas entendues.
Pour aller plus loin :
Faciliter les changements sociaux au travers l’apprentissage transformateur
L’apprentissage transformateur survient quand un individu fait face à un dilemme qui le désoriente et qui remet en cause ses valeurs. Face à cette prise de conscience, la personne ressent alors le besoin d’intégrer de nouvelles perspectives dans sa vie. Deux exemples actuels d’apprentissage transformateurs sont ceux qui ont été initiées par le mouvement #metoo ou encore la prise de conscience de l’histoire des pensionnats autochtones. Ce sont là deux prises de conscience qui induisent, pour certaines personnes, à la fois des transformations individuelles et à la fois des transformations collectives.
L’apprentissage transformateur est « un apprentissage qui transforme les cadres de référence problématiques pour les rendre plus inclusifs, discriminants, réfléchis, ouverts et émotionnellement capables de changer » – Mezirow (2010)
Comme l’ont expliqué les intervenantes, on retrouve 6 éléments interdépendants dans l’apprentissage transformateur:
- une expérience individuelle
- une réflexion critique
- un dialogue
- une approche holistique
- une sensibilité au contexte
- une pratique authentique
Cette table ronde visait ainsi à présenter trois études de cas où l’apprentissage transformateur a été mis en pratique pour initier un changement sociétal. Et à présenter leurs apprentissages de ces expérimentations.
Un premier exemple est celui d’une série de 7 rencontres virtuelles visant à accompagner des allochtones dans un processus de réconciliation avec les autochtones. Au travers une approche holistique (prière, vidéo, poème, art work, conférencier, aîné·es autochtones qui partage son histoire personnelle), les participant·es étaient invité·es à réfléchir à la façon dont cette prise de conscience les a affectés.
Si l’expérience s’est bien déroulée, les organisatrices ont néanmoins nommé le besoin de créer une forme d’engagement envers le groupe pour s’assurer que tous complètent le parcours ensemble. Elles ont aussi été confrontées à une certaines homogénéité du groupe (blanc, catholique, classe moyenne, capacité numérique). Finalement, il n’a pas toujours été facile d’équilibrer le dosage des informations partagées: certain·es trouvant que c’était trop, d’autres, pas assez.
Au final, même s’il est difficile de mesurer le succès d’une telle approche, les organisatrices ont bon espoir d’avoir semé des graines de changements.
Dans le deuxième exemple, il s’agit d’une série d’ateliers combinant des pratiques de yoga et des savoirs autochtones. Réalisée sur une période de 6 semaines, les participant·es ont été invité·es à pratiquer la reconnaissance territoriale, à réaliser des pratiques de yoga en fonction de l’énergie du groupe, à développer des pratiques d’écriture pour laisser émerger les émotions et à apprendre à créer des espaces d’échanges sécuritaires. Dans ce cas-ci, l’expérience a été réellement concluante. Encore aujourd’hui, le groupe continue à échanger via Facebook (sic!) et continue à se mobiliser dans l’action collective.
La création d’espaces sécuritaires et de relations de confiance sont essentielles pour mettre en pratique l’apprentissage transformateur.
Finalement, le dernier exemple a mis en pratique l’écriture créative qui consiste à écrire ensemble pour changer le monde. Concrètement, les participant·es sont invité·es à s’asseoir en rond et à écrire pendant 10-15 minutes. Par la suite, les personnes qui le désirent peuvent partager leur texte au groupe. Les autres sont invités à faire un reflet, à partager ce que le texte leur a fait ressentir (aucune critique technique). On parle à la troisième personne, on parle du personnage («quand le narrateur dit que…»)
L’objectif est de créer un espace sécuritaire pour permettre aux gens d’échanger, d’être vu, entendu et écouté. Lors de ces séances, il n’est pas rare que certaines personnes soient émues ou se mettent à pleurer.
Face aux multiples systèmes d’oppression, ces cercles d’écriture collective constituent des espaces sécuritaires à l’intérieur desquels peuvent naître des dialogues transformateurs qui nous permettent de se décodifier des systèmes de domination.
Dans le contexte de Projet collectif, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de se documenter sur les apprentissages transformateurs et de voir comment cette approche pourrait être intégrer à nos communautés de pratique ou à notre réseau d’aiguillage. Et bien sûr, il serait intéressant je crois de créer un carnet Praxis sur l’apprentissage transformateur!
Pour aller plus loin :
- La pédagogie des opprimé·es
- L’apprentissage transformateur : état des lieux et portée heuristique d’un construit en développement
- L’apprentissage par transformation en contexte de formation professionnelle
- Apprentissage transformateur (Différenciation entre les études traditionnelles et transformationnelles par Nunavik-IcE)
En conclusion
Ce fut pour moi un séjour qui m’a profondément marqué de par les rencontres riches, les dialogues humains et les personnes incroyables que j’y ai rencontrées! J’aurais pu continuer et vous partager d’autres coups de coeur sur :
- Savoir faire village: Apprendre ensemble à soutenir solidairement le monde de demain avec les psycho-sociologues de Rimouski
- Dépasser la notion de terrain de recherche ; faire place aux émotions dans les pratiques scientifiques
- La Théorie critique au service des mouvements sociaux? Critères pour une recherche engagée réellement
- De « l’enquête de terrain » à la « co-construction des savoirs ». Auto-analyse d’un converti (qui doute).
Mais le temps me manque. Je vous propose donc d’initier un carnet sur les savoirs engagés qui sera disponible au lancement de Praxis. Au plaisir de vous recroiser sur Passerelles et Praxis!
Une contribution de Marie-Soleil L’Allier